Lorsqu’une personne souhaite exercer une activité professionnelle indépendante (non salariée), plusieurs formes d’exercice s’offrent à elle, mais elle peut également choisir de l’exercer directement, sous son nom (“en nom propre”). Elle peut décider
de créer une société unipersonnelle ; son activité sera alors exercée par sa société* et non par elle-même directement.
Le choix du mode d’exercice, qui doit être préalablement fait, de préférence avec l’aide et les conseils d’un professionnel, est crucial en ce qu’il emportera bon nombre de conséquences : fiscales et sociales (impôt sur les sociétés ou impôt sur le revenu, perception d’un salaire, d’une rémunération, ou directement du bénéfice de l’activité), mais également en termes de responsabilité.
INCIDENCE EN TERMES DE RESPONSABILITÉ (DE DETTES)
Il existe en droit français un grand principe : l’”unicité de patrimoine” selon lequel chaque personne, physique (monsieur ou madame) ou morale (une société) ne dispose que d’un seul et unique patrimoine.
Ce principe engendrait une conséquence non négligeable selon la forme de l’exercice professionnel choisi.
En effet, lors de la création d’une société de capitaux, l’associé lui attribue un patrimoine spécifique indépendant du sien. Tous les biens acquis par la société n’appartiendront qu’à elle (et non à l’associé), et pareillement ses dettes ne seront que les siennes et non celles de son associé.
Ainsi, bien souvent, une personne souhaitant exercer son activité seule choisissait néanmoins de créer une société de capitaux, se soumettant par là même à toutes les formalités tant préalables qu’en cours d’exercice ou lors de la disparition de sa société, et aux coûts afférents. En effet, dans les sociétés telles que les SARL, SAS ou SA, la société est une personne juridiquement entièrement distincte de ses associés / actionnaires, si bien que la société est seule tenue de ses propres dettes sans que ses créanciers ne puissent venir rechercher ses associés (ou actionnaires) sur leur patrimoine propre.
En revanche, lorsqu’une personne exerçait son activité en nom propre, et non sous forme de société, elle ne disposait que d’un seul et unique patrimoine, sans distinction aucune, si bien qu’en cas de difficulté financière, ses créanciers professionnels pouvaient se faire régler sur l’intégralité de son patrimoine (notamment via des saisies), voire, selon le contrat de mariage de l’entrepreneur, sur le patrimoine de son époux(se).
En réalité, cette différence de traitement était néanmoins atténuée par le fait que les créanciers les plus importants (banquier, fournisseurs principaux…) exigeaient souvent un engagement personnel de l’associé unique afin de garantir les dettes de sa société (tel que son cautionnement solidaire). Pour autant, une telle garantie n’était pas systématique.
Face à cet inconvénient majeur, le législateur est donc intervenu petit à petit afin de sécuriser l’exercice d’une activité en nom propre. Il a commencé par offrir à l’entrepreneur individuel la possibilité de protéger sa résidence principale en créant la déclaration d’insaisissabilité empêchant les créanciers de son activité professionnelle de saisir sa maison.
Dans un second temps, le législateur va généraliser cette insaisissabilité en l’érigeant en principe. Les créanciers professionnels postérieurs à l’entrée en vigueur de la loi du 6 août 2015, dite loi Macron, ne pouvaient ainsi plus se faire payer sur la résidence principale de l’entrepreneur en nom propre ; cette insaisissabilité devenait ainsi automatique, sans que l’entrepreneur individuel n’ait à procéder à une déclaration d’insaisissabilité. Pour autant, ces créanciers avaient toujours un libre accès au reste du patrimoine de la personne exerçant en nom propre.
Il créait ensuite l’EIRL, à mi-chemin entre une société et un exercice en nom propre, et soumis à un certain formalisme.
Par la loi du 14 février 2022, le législateur est venu finaliser la protection de l’exercice d’une activité professionnelle en nom propre en créant le nouveau statut de l’entrepreneur individuel (EI), en lui octroyant quasiment la même protection que l’exercice via une société. Cette loi a été complétée notamment par les décrets des 28 avril 2022, 15 mai 2022 et de l’arrêté du 15 mai 2022. Le statut de l’entrepreneur individuel est régi par les nouveaux articles L526-22 et suivants du Code de commerce.
Désormais, et en dépit du principe d’unicité de patrimoine, il est créé un statut d’entrepreneur individuel.
Ce statut ayant une existence juridique à part entière, il lui est fictivement affecté un patrimoine.
Concrètement, à compter de l’entrée en vigueur de cette loi, toute personne prenant le statut d’entrepreneur individuel verra son patrimoine scindé en deux :
– Un patrimoine affecté exclusivement à son activité professionnelle (comme ce serait le cas s’il avait créé une société) ;
– Un patrimoine personnel.
Ainsi, tout créancier dont les droits sont nés postérieurement à l’entrée en vigueur de cette loi n’a plus aucun droit sur les biens personnels de l’entrepreneur Individuel, c’est-à-dire non affectés à son activité professionnelle. Ceci sans passer par le formalisme attaché à toute société, quant à sa création, son fonctionnement, puis sa disparition.
Pour autant, l’entrepreneur individuel reste bien évidemment tenu à toute obligation à laquelle un professionnel est tenu (comme auparavant : immatriculation, comptabilité, déclaration, etc.).
À ces obligations préexistantes, le législateur en a ajouté quelques-unes. Il doit ainsi faire figurer certaines mentions obligatoires sur ses documents commerciaux, factures, courriers etc., telle que la mention ” EI ” (comme entrepreneur individuel). Mais il n’a plus à effectuer lui-même un listing préalable de ce qu’il affecte à son patrimoine professionnel (comme devait le faire l’entrepreneur individuel à responsabilité limité).
Sa simple immatriculation en tant qu’entrepreneur individuel emporte, de facto, la création d’un patrimoine professionnel qui contiendra tout élément d’actif ou de passif affecté à son activité.
Dès lors qu’une dette sera née à l’occasion de son activité professionnelle, il s’agira d’une dette professionnelle ;
Inversement, dès lors qu’un bien sera acquis pour les besoins de son activité professionnelle, ou une somme d’argent perçue à cette occasion, il s’agira d’un actif du patrimoine professionnel.
Ce n’est qu’en cas de litige qu’il incombera à l’entrepreneur individuel de rapporter la preuve que tel ou tel bien était ou non affecté à son patrimoine professionnel.
Le législateur a néanmoins prévu quelques exceptions à ce double patrimoine, notamment au profit des créanciers personnels qui pourront, dans certains cas, exercer leur droit de gage, y compris sur le patrimoine professionnel, ou au profit de certains créanciers professionnels à la fin de son activité par l’EI sous ce statut.
Par ailleurs, comme un cautionnement de l’associé d’une société permet au créancier d’étendre son droit de gage sur le patrimoine personnel de celui-ci, la loi de 2022 a également prévu la possibilité pour un créancier professionnel de prévoir une renonciation à cette séparation de patrimoine (pour garantie d’une dette spécifique).
Incidence en cas de transmission de la société ou de développement
Ce nouveau statut d’entrepreneur individuel présente également un avantage non négligeable en cas de cession de son activité professionnelle.
Bon nombre de personnes choisissaient de créer une société dans la perspective de s’agrandir, ou d’associer d’autres personnes à son activité à plus ou moins long terme.
Son activité ayant désormais son propre patrimoine, celui-ci peut être cédé à titre onéreux (article L626-27 du Code de commerce).
L’entrepreneur pourra également toujours le céder à titre gratuit.
Enfin, il pourra apporter ce patrimoine professionnel en société.
Dans tous les cas, c’est impérativement l’intégralité de son patrimoine professionnel qui sera ainsi cédé (hors quelques exceptions spécifiques prévues par la loi) ;
Cette cession universelle de patrimoine est soumise à publicité permettant aux créanciers de faire opposition à ladite cession afin de préserver leurs droits.
Le législateur apporte ainsi une protection à l’entrepreneur individuel sans le noyer sous les formalités.
Reste à voir si les personnes exerçant (ou souhaitant exercer) leur activité sans associé s’empareront de ce nouveau statut, et si les diverses dérogations autorisées ne réduiront pas à néant son intérêt…
Me Sophie Prestail, avocate au Barreau de Grenoble.