Pour sa dix-septième édition, le forum Ecobiz – proposé par la chambre de commerce et d’industrie de Grenoble – recevait le 8 octobre dernier le conférencier Stéphane Mallard, entrepreneur et auteur du best-seller Disruption. Le titre de sa conférence, » Disruption digitale : pourquoi vous ne pouvez plus exercer votre métier comme avant ? « , convoquait l’un des aspects de la mutation en cours sous nos yeux. Dont Stéphane Mallard montra qu’elle embrasse la totalité des modes d’organisation de nos sociétés.
Une jeune fille reçoit des réclames pour des crèmes et accessoires de puériculture. Avec son père, elle s’en inquiète et interroge le directeur du supermarché : elle n’est pas enceinte et ne comprend pas cette agressivité commerciale. L’enseigne concernée vérifie ses données et relève que la jeune fille est inscrite dans le segment statistique des femmes enceintes. Données établies à partir de ses comportements d’achat. Excuses, on va rectifier. Quelques semaines plus tard, la jeune fille s’aperçoit qu’elle attend un enfant. La morale de cette histoire – disait-on dans l’ancien monde -, Stéphane Mallard l’a livrée le 8 octobre dernier au cours de sa conférence sur la disruption digitale : « les machines nous connaissent mieux que ce que nous nous connaissons nous-mêmes ; son usage de sa carte bancaire la rattachait au groupe identifié par l’algorithme comme celui des jeunes femmes enceintes alors même qu’elle n’avait pas conscience de son état ». Récit relevé dans la presse américaine.
Ce qui ouvre de larges perspectives. Abyssales, en fait. Tout commence avec un changement de paradigme. « Ces dernières décennies, la machine exécutait des tâches pour lesquelles elle était programmée; ce qui change, c’est que la machine est désormais capable d’apprendre elle-même, expliquait Stéphane Mallard, c’est ce que l’on appelle l’intelligence artificielle ». Un exemple, celui des utilisations à venir – et pour une part actuelle- dans le domaine médical. « Une machine qui apprend, indique Stéphane Mallard, c’est une machine qui peut enregistrer des images et les comparer : on a pu ainsi déceler à partir de l’image d’un cerveau le déclenchement d’une maladie d’Alzheimer une dizaine d’années avant qu’elle ne soit diagnosticable par un médecin. » Simplement parce que l' »oeil » de l’ordinateur dispose d’une résolution supérieure à celui du médecin et que la mémoire de la machine lui permet d’effectuer un nombre de comparaisons inaccessible à l’homme. Stéphane Mallard citait ainsi une série d’exemples de mutations induites par l’émergence de l’intelligence artificielle. Les médecins ou les avocats, par exemple, avec les réflexions en cours pour recentrer le métier sur son cœur d’humanité, la relation du professionnel avec son client. Ajoutons la diminution des accidents de la route avec les voitures sans conducteur, les destructions d’emploi induite par la mutation – « l’histoire de l’humanité, c’est celle de la lutte pour se libérer du travail » – et l’on aura un – petit – aperçu de ce qui est en train de se produire.
Mais Stéphane Massard va plus loin. Il décrit un monde où l’on peut imaginer « allumer par stimulation des courants électriques des neurones du cerveau pour qu’un individu vive une expérience exceptionnelle qui lui correspondra », le bonheur d’un coup de soleil sur la plage pour certains, celui d’une descente verglacée pour d’autres… Ce qui questionne la « réalité » du réel. Débat philosophique déjà actuel avec l’apparition des bulles d’amis sur les réseaux sociaux, ensembles dont le réseau lui-même est pour une part à l’origine : échanger entre individus partageant les mêmes centres d’intérêt ou vivre à l’écart du monde ?
Car Stéphane Mallard situe la croissance exponentielle des capacités technologiques dans un contexte plus général : un univers où c’est la maîtrise de données intelligentes qui devient la clé, là où régnait – règne pour quelques temps encore – le maître de l’expertise d’un domaine, de la production d’un bien, de la coordination d’acteurs économiques.
Stéphane Mallard prend l’exemple du livre. « Amazon est capable – et le sera de plus en plus – de vous proposer des livres qui vous plairont, y compris des ouvrages dont ni vous ni vos amis n’auraient imaginé qu’ils vous plaisent; Amazon sera capable de cela grâce à un algorithme qui collationne des données sur vos recherches, vos achats, votre comportement numérique, il est capable de faire ce qu’aucun libraire ne peut vous proposer : le métier de libraire, ce ne sera plus qu’accessoirement la diffusion de livres, mais la gestion d’un espace de rencontres où ceux qui aiment le livre pourront se retrouver pour prendre un café. »
La disruption est donc générale. Et remet en cause l’organisation de la société. Stéphane Mallard écarte la « question morale ». Que les géants du net ne paient pas d’impôts – peu et ailleurs -, qu’ils pratiquent l’optimisation des ressources humaines au prix de quelques drames, ou qu’ils contournent les lois en vigueur dans tel ou tel État-nation n’est pas de leur fait : « ces entreprises utilisent les possibilités qui leur sont offertes, si elle ne le faisaient pas d’autres le feraient à leur place; cette responsabilité, c’est celle des politiques qui permettent ces pratiques ». Question de choix politique, par conséquent.
Remise en cause de l’organisation de la société qui va de pair avec la disparition du salariat, notion avec laquelle Stéphane Mallard commence et achève sa conférence. Uber » a été inventé par deux personnes qui ne connaissaient rien au transport et qui ont été confrontées à l’impossibilité de trouver un taxi ; elles ont imaginé un moyen de mettre en relation des chauffeurs et des personnes recherchant un moyen de transport ». Le conférencier généralise le processus. L’intelligence artificielle est le moyen « de mettre en relation autour d’un projet des expertises dans tous les domaines avec des coûts de coordination qui tendent vers zéro ». Coûts de coordination dont la maîtrise justifiait l’entreprise et sa structuration autour du salariat et du contrat de travail. C’est pourquoi « la disparition du salariat est une bonne nouvelle ». Stéphane Mallard voit se construire une société de travailleurs indépendants qui collaboreront le temps d’un aboutissement avant de passer à autre chose. A charge des politiques, s’ils le souhaitent, d’introduire une dose de régulation dans ce fonctionnement.
L’intelligence artificielle changera sans nul doute la face du monde. Pour l’heure, elle n’a pas fini de faire réfléchir. C’est bien le moins, pour une intelligence digne de ce nom.
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