Faut-il se résigner à la fermeture des guichets et à l’impérieuse obligation de disposer d’un écran pour accéder à un billet de train ou à une procuration électorale ? C’est sans doute un autre débat. Mais la réalité est là : la difficulté à utiliser un ordinateur, quelle qu’en soit la raison, est devenue une difficulté à vivre dans le monde d’aujourd’hui. Au point que c’est désormais l’une des causes du non recours à ses droits.
En ouvrant la table ronde sur l’illectronisme – le fait a créé son néologisme – qui s’est tenue le 24 mai à la maison de l’avocat, le bâtonnier Jean-Yves Balestas était ainsi fondé à rapprocher le thème de la soirée à celui de la journée nationale de l’accès au droit, ce même 24 mai.
Les intervenants en faisaient largement la démonstration. Avec des chiffres qui illustrent la profondeur de ce que l’on nomme aussi la fracture numérique. Pierre Janot, responsable de la commission développement durable et action citoyenne du barreau à l’initiative de ce rendez-vous, indiquait ainsi que le phénomène concerne 17 % de la population française qui n’ont pas accès à internet. Onze millions de nos concitoyens. Et par uniquement les personnes âgées : un tiers des personnes peu ou pas diplômées sont dans ce cas selon un étude de l’Insee. Un rapport du défenseur des droits alerte sur l’inégalité que crée cette situation.
Il ne s’agit pas seulement de la capacité à effectuer des démarches en ligne. Victor Baysang-Michelin, responsable régional d’Emaüs connect, relevait ainsi que la maîtrise problématique de l’outil informatique concerne un tiers de la population française.
Et il soulignait que c’est d’abord un problème d’inégalité sociale. Un abonnement pour accéder à la toile, cela coûte cher. Un ordinateur, un ordiphone ou une tablette, cela a un prix. Emmaüs Conect intervient dans ces deux domaines en proposant à ses bénéficiaires des abonnements solidaires à prix accessibles et des équipement reconditionnés, là aussi à prix très réduits. Le barreau de Grenoble a d’ailleurs participé à cette démarche solidaire en collectant des ordinateurs inutilisés dans les cabinets d’avocats, appareils reconditionnés pour être ensuite remis à des bénéficiaires d’Emmaüs connect. Un réemploi par ailleurs bénéfique pour le climat : 76 % des gaz à effet de serre émis par la filière électronique le sont lors de la fabrication des machines. Et Victor Baysang-Michelin insiste : « le niveau de compétence des utilisateurs est certes parfois problématique – nous organisons des formations pour y remédier – mais on a trop tendance à sous-estimer l’obstacle que représente le coût des équipements et de leur utilisation ».
Réduire la fracture numérique, c’est une démarche qui emprunte de nombreux canaux. Le contact direct avec les personnes confrontées à des problèmes insolubles, notamment. Éliane Bonjean est écrivaine publique à la ville de Grenoble. Elle travaille à la maison des habitants des quartiers de Mistral et des Eaux claires. Elles sont dix dans les différentes MDH de la ville. Et ce sont les démarches administratives qui occupent une bonne part de leur activité. « Écrire un courrier, expliciter une réponse, mettre en œuvre une médiation avec une administration, c’est notre quotidien », explique-t-elle. Avec une évolution ces dernières années : « nous créons des boîtes de courriel, travaillons à la récupération de mots de passe, expliquons ce qu’est un espace personnel… » Dans des cas parfois complexes, ces agentes se heurtent aux difficultés de tout à chacun pour tenter de parler à quelqu’un. « Nous essayons de créer des réseaux, avec des boîtes professionnelles, pour contacter directement des administrations et dénouer des situations. » Mais le constat est là : « le confinement et le développement de l’obligation numérique ont entraîné une augmentation du non recours au droit voire de la perte de droits liée à des difficultés d’actualisation à Pôle emploi ou à la Caf, par exemple ». Ce qui se traduit non seulement par des difficultés matérielles, mais aussi psychologiques, suscitées par un sentiment d’exclusion. Au point qu’un groupe de parole a été constitué aux Balladins, à la Villeneuve.
Conséquences du confinement, aussi, dans l’enseignement supérieur. Nathalie Devillier, professeur en droit numérique à Grenoble école de management, témoignait d’une évolution qui ne permettra guère de retour en arrière, l’enseignement à distance. Et d’une réalité, celle du décrochage scolaire… où l’on retrouve la fracture numérique. « J’ai eu un étudiant qui n’avait accès au réseau qu’en levant le bras dans la douche de son studio », disait-elle. Avant de parler de la 5G, il reste de quoi faire. L’absence de réseau est certes devenue exceptionnelle ; la difficulté à financer un équipement l’est moins. Et plus largement se pose le problème des contenus de l’enseignement à distance. « On ne donne pas un cours simplement en se mettant devant une caméra », constatait-elle, en soulignant qu’une heure de cours en visio nécessite plusieurs jours de travail de préparation. D’où la nécessité d’une remise en cause des pratiques des enseignants et d’un travail de recherche pouvant déboucher, selon elle, sur « un questionnement de la liberté académique ».
Ce soir-là, à la maison de l’avocat, de nombreuses pistes furent explorées pour s’attaquer à l’illectronisme. Et Victor Baysang-Michelin constatait que l’investissement de l’Etat et des collectivités territoriales s’est notablement accru à la faveur des confinements. Reste pourtant une réalité : « le mouvement de dématérialisation se développe à une vitesse accélérée, ce qui suppose une évolution aussi rapide de la réduction de la fracture numérique et de la montée en moyens et compétences de la population ». La course est engagée. Pour l’heure, le virtuel croît plus vite que sa maîtrise collective.
Ce dont s’inquiétait Sylvia Rizzi, vice-bâtonnière de l’ordre des avocats, par ces mots de conclusion : « voulons-nous vraiment d’une société de la médiation contrainte de l’écran d’ordinateur, sans alternative humaine accessible ? »